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      Thème : Prospective
      1ère publication: 29.11.2020       Dernière mise à jour: 26.11.2023

Le ralentissement de l'innovation technologique

Croire au techno-solutionnisme ? Pourtant le rythme de l'innovation ralentit.

La croyance en un monde de révolutions technologiques et d'innovations sans fin aptes à résoudre nos problèmes contemporains est courante - qu'en est-il dans les faits ?
En premier lieu, il est important de distinguer les avancées scientifiques des innovations technologiques généralisées à des produits qui touchent le grand public : il y a un grand fossé entre ce que les sciences démontrent comme techniquement réalisable et ce qui est effectivement rentable économiquement et faisable à grande échelle.
Pollutions, crise climatique, fin des énergies fossiles, épuisement de certaines ressources, beaucoup de sujets dont la gravité est parfois minimisée en invoquant le solutionnisme technologique (voir les notions de techno-utopisme et d'éco-modernisme) : cette croyance que les avancées scientifiques et innovations technologiques nous sauveront de nombreux périls, tout en maintenant voire en augmentant encore l'activité économique.
Dans un contexte où les risques s'accumulent et où le temps manque, faut-il tant espérer d'innovations dont on ne sait si elles verront le jour ? Des révolutions technologiques sont-elles si probables ? Et à quel rythme ?

Constat : les découvertes révolutionnaires ralentissent nettement depuis les années 50


Extraits et graphique de cette étude, publiée par Nature en janvier 2023 : "La science "disruptive" est en déclin - et personne ne sait pourquoi"
‘Disruptive’ science has declined — and no one knows why (Nature - 4 janvier 2023)
ralentissement science disruptive

"La proportion de publications qui orientent un domaine dans une nouvelle direction s'est effondrée au cours des cinquante dernières années."
"Les données suggèrent que quelque chose est en train de changer", déclare Russell Funk, sociologue à l'université du Minnesota à Minneapolis et coauteur de l'analyse. "On n'a plus tout à fait la même intensité de découvertes révolutionnaires qu'auparavant".
"D'autres recherches ont suggéré que l'innovation scientifique a également ralenti au cours des dernières décennies, déclare Yian Yin, également spécialiste des sciences sociales computationnelles à Northwestern. Mais cette étude offre un "nouveau départ vers une méthode axée sur les données pour étudier comment la science évolue", ajoute-t-il."

Ces études tendent à montrer que l'innovation scientifique disruptive est remplacée par une innovation scientifique "incrémentale", c'est-à-dire qui améliore, optimise, les précédentes innovations. Par exemple, les grandes équipes de recherche (devenues plus courantes) sont plus susceptibles de produire une science incrémentale que disruptive, d'après l'étude ci-dessous "Les grandes équipes développent et les petites équipes perturbent la science et la technologie" :
Large teams develop and small teams disrupt science and technology (Nature - 13 février 2019)
disruption petites et grandes equipes différents domaines

Une courbe du rythme d'innovation, discutée dans cette autre étude de 2019, intitulée : "Le rythme du progrès scientifique est-il en train de ralentir ?"
Is the Rate of Scientific Progress Slowing Down ? (SSRN - 18 mai 2021)
rythme innovation à travers les siècles

2 extraits de la conclusion de cette dernière étude :
"Pour résumer les conclusions de base de ce document, il existe des preuves solides et variées que le rythme du progrès scientifique a effectivement ralenti, dans les domaines disparates et partiellement indépendants de la croissance de la productivité, des facteurs de productivité, de la croissance du PIB, de la mesure des brevets, de la productivité des chercheurs, du rendement des cultures, de l'espérance de vie et de la loi de Moore, nous avons trouvé des preuves de cette affirmation."

"Nous pouvons considérer que le monde contemporain peut avoir deux caractéristiques particulières. Premièrement, nous vivons peut-être à une époque où les améliorations organisationnelles et institutionnelles sont plus faciles à obtenir que les gains en science pure, au sens étroit du terme.
Deuxièmement, nous vivons peut-être une époque où la "construction des agrégats" se fait de manière plus efficace et plus puissante que "l'augmentation de la productivité des composants individuels".



Une complexité grandissante


Un premier point remarquable est la complexité exponentielle des technologies modernes. Les siècles passés, il était encore possible qu'une personne, par son travail individuel, soit capable d'innovation majeure. Au 21e siècle c'est plus que rare : la plupart des innovations nécessitent des équipes nombreuses, multidisciplinaires et très coûteuses.
Pour illustrer cela, on peut comparer la capacité des premiers aviateurs à construire leur avion seuls (ou presque) avec les moyens financiers et techniques extrêmement lourds qui ont permis d'atteindre la lune.
Robert J. Gordon, un économiste américain (Northwestern University) défend l'idée que les innovations technologiques clés, avec un fort impact sur la vie courante, ont été mises en place jusqu'en 1970 : électricité, hygiène, mécanisation de l'agriculture, aviation, télécom etc. Après cela le rythme des innovations majeures aurait ralenti.
On pense également à la loi de Moore, qui prévoyait l'augmentation très rapide de la puissance de calcul des processeurs informatiques. Mais cette progression a aussi fortement ralenti, pour les raisons que l'on connait (la miniaturisation des circuits de microprocesseurs bute sur des limites physiques).

La recherche prend toujours davantage de temps :
- certaines nouvelles technologies mettent plusieurs décennies à être conçues et commercialisées : fusion, voiture autonome, lunettes de réalité virtuelle, accélération des moyens de transport, ordinateur quantique, IA, etc
- malgré des décennies de travaux de recherche à gros budgets, la complexité de certaines de ces technologies est telle que des doutes subsistent toujours sur leur réalisation : fusion, voiture autonome de niveau 4, batterie électrique à haute performance, ordinateur quantique, etc
- le prix pour expédier un kilo de matériel dans l'espace reste très élevé, pas de baisse de coût significative dans ce domaine : aucune innovation disruptive en 50 ans. Ce domaine bute aussi sur les limites physiques.


Innover à des coûts toujours plus élevés


Des équipes de chercheurs et spécialistes de haut niveau sont nécessaires pour poursuivre ces quêtes de l'innovation : la complexité augmentant, les équipes, le matériel nécessaire, et in fine les coûts augmentent également. Jusqu'à quand ?
Quel rôle a la production de dettes des pays riches dans cette course à l'innovation ? Sans création de dette, ces pays pourrait-ils conserver un secteur de recherche et développement aussi grand ?
Ce graphique montre l'effet ciseau subi par l'industrie pharmaceutique : les coûts de recherche augmentent sans cesse, ainsi que la concurrence, rendant l'innovation plus difficile.
innovation pharma effet ciseau coût concurrence

Ce rapport de Deloitte en 2023 rapporte que le secteur de la pharma peine à innover à cause des coûts toujours plus grands et durées de recherches toujours plus longs.
Étude Deloitte sur l’industrie pharmaceutique : effondrement des rendements sur les investissements de recherche (Deloitte - 23 janvier 2023)

Extraits du rapport :
"En raison de l’allongement des temps de développement, les coûts moyens de développement d’un nouveau médicament ont augmenté de 298 millions de dollars en 2022, pour atteindre 2,3 milliards de dollars."
"Notre analyse montre que le développement de nouvelles thérapies dure plus longtemps, coûte plus cher et génère moins de chiffre d’affaires. Les départements de recherche des entreprises pharmaceutiques doivent dès lors repenser tout le processus des essais cliniques".


L'obsolescence de certaines innovations passées


Nombre d'innovations passées comportent des limites et contraintes très importantes. Concevoir un avion capable d'atteindre 2 fois la vitesse du son avec un coût énergétique exponentiel est sans doute perçu comme progrès à une époque de pétrole bon marché : mais il n'est utilisable que sous condition d'accès à un vecteur énergétique adapté, pas forcément durable, comme le kérosène de source fossile. Que devient une telle technologie quand les contraintes d'énergie augmentent ou que la décarbonation devient incontournable ?
Autre cas : la fabrication de matériels informatiques innovants reposent de plus en plus sur des ressources problématiques (terres rares très difficiles à recycler, extractions énergivores et polluantes, etc).
Le défi est double : développer des technologies plus propres et durables, faisant beaucoup moins appel à des matières épuisables/fossiles, tout en essayant de conserver les performances et les prix bas de technologies passées, qui par facilité se sont reposées sur les fossiles et matériaux temporairement très abondants.


Sans énergie fossile, quels matériaux pour les futures innovations ?


La société thermo-industrielle se distingue par son extractivisme extrême, permis par les énergies fossiles : mines géantes, camions et bulldozers toujours plus massifs, concasseurs énergivores, cargos, chaines d'approvisionnement longues, industrie lourde pour transformer ces matières... Que devient le marché globalisé (hyper-mondialisé diraient certains) des matières premières sous forte contrainte énergétique ?
Un défi majeur supplémentaire pour les futures innovations est d'intégrer cette contrainte en ressources, et tenter lorsque c'est possible de revenir à des matériaux locaux.
Les conséquences sont très importantes : demain, sait-on construire un ordinateur personnel vaguement similaire à ceux d'aujourd'hui sans une goutte de pétrole ? (extraction des minerais, traitement, transport, fabrication des composants électroniques non mondialisée, etc).

Citation de Peter Thiel, cofondateur de PayPal et de Palantir :
"Nous avons voulu des voitures volantes et à leur place nous avons obtenu 140 caractères" (Thiel évoque ici les 140 caractères de texte autorisés sur Twitter)



Pour aller plus loin :
Loi de Moore
Despite What You Might Think, Major Technological Changes Are Coming More Slowly Than They Once Did (Scientific American - 1er août 2019)
Is Science Dying? (youtube - Sabine Hossenfelder - 18 novembre 2023)
The End of Science: Facing the Limits of Knowledge in the Twilight of the Scientific Age - John Horgan (livre paru en 1996)



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